De la poèsie de bal parquet !

Ballade en rouge limé …

La première fois, vous ne savez pas trop ce que vous devez en penser, vos sensations restent contradictoires. Cà ressemble à une boisson pour enfant, mais avec le corps d'un breuvage d'adulte. Cà étanche la soif, mais donne envie de remettre çà. Cà vous rafraîchit le palais, mais vous agace les gencives.
C'est peut-être à ce moment-là, lorsque les gencives se révoltent une seconde avant d'appeler la gorgée suivante, tandis que sur le parquet voisin l'indispensable accordéon permet aux hidalgos, les mains au chaud, de murmurer dans l'oreille de leur captive des compliments gâchés par les renvois - putain de limonade - c'est à ce moment-là qu'il est trop tard. Mais vous ne le savez pas.
Vous soulevez bientôt une paupière pour observer le coup de main du patron : deux tiers de vin rouge pour un gros tiers de limonade.
De qualité, la limonade, c'est essentiel, du pur sucre, bouteille en verre de préférence.
Très ordinaire, le rouge, le genre vin de table trois étoiles au goulot, et en litre, pas en 75 cl.
Un grand vin coupé, cela ne passe pas : d'abord, agressés par la limonade, tous ses arômes s'enfuient à tire d'aile ; et puis, on éprouve comme du remords, un vin comme çà, quand même !
On l'avale en vitesse pour dissimuler le crime, mais il vous caille sur le jabot, vous en avez gros sur la patate, au propre et au figuré.
Ces trois tiers dosés avec amour dans un verre durex au ventre rebondi, de ces verres qui, lorsqu'ils tombent, rebondissent sans se casser, il n'y a plus qu'à les remplir de nouveau dans la bonne humeur générale, alors oui, ce mariage est une fête.
La fête des papilles sans chichis, la fête des godets vidés d'un trait et que l'on claque sur les planches des tréteaux en ouvrant grand la bouche afin de libérer en une bruyante haleine le gaz en trop et le soufre du picrate.
Vous comprenez vite, à contempler votre verre déjà plein, que la fraternité n'est pas un vain mot. Vous avez oublié le compte des tournées passées et ne vous souciez plus de celles à venir. Le monde vous paraît moins cruel. Vous guettez le prochain tango pour enlacer la grosse, là-bas, qui finalement n'est pas si grosse que çà. Vous commencez à comprendre le patois de vos voisins, la tête vous tourne un peu, un rouge limé pour la remettre à l'endroit et enfin, vous ne parvenez plus à articuler mais ce n'est pas gênant parce que vous n'avez rien à dire.
Juste à écouter votre copain, la main sur votre épaule :
- Elle est pas belle, la vie ?

Jean COLOMBIER

Prix Renaudot 1990


A consomer avec modération : le rouge limé pas la poésie !

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